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new york

  • A corps perdu

    Thomas Patti Smith.jpg« Près de quinze ans après la performance d’Allen Ginsberg, Patti Smith, lors de sa lecture à St. Mark’s Church, se jette elle aussi à corps perdu. Elle n’est pas sûre que ses poèmes soient à la hauteur, elle doute, elle a peur, mais elle renverse ces poids morts en ressorts. Elle pense à Rimbaud, elle veut réussir pour lui, pour l’énergie qu’il lui communique, elle se sent électrifiée et elle électrifie. Accompagnée à la guitare par Lenny Kaye, elle laisse le souffle, elle laisse le rock la diriger. Elle pulvérise la bulle d’intériorité de la langue, sa protection isolante. Elle dira plus tard qu’elle a cherché à insuffler l’immédiateté et l’attaque frontale du rock’n’roll dans le mot écrit.
    Poètes et écrivains dans la mouvance du Poetry Project acceptent la loi du spectacle : on capte le public dès les premières mesures, ou c’est raté. »

    Chantal Thomas, East Village Blues

    Photo : Patti Smith, Chelsea Hôtel, New York City, 1971

  • Retour à New York

    Le goût de Chantal Thomas pour New York se raconte dans East Village Blues, un récit autobiographique. Elle y est de retour en juin 2017, sous l’égide de Rimbaud et de Kerouac (épigraphes). Au chauffeur de taxi qui l’emmène vers l’East Village, elle indique l’adresse de l’appartement prêté par une amie : du quinzième étage, elle peut voir les clochers de Grace Church et de St. Mark’s Church.

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    « Les aubes d’arrivée ont une puissance singulière. » Dès le premier matin, elle retrouve sur Broadway Cozy Soup’n’Burger, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, où elle avait ses habitudes. New York est un « havre pour les noctambules ». Et le plaisir de marcher : « La passion me revient, le luxe de marcher pour marcher, de croiser des corps, des visages, de scruter des fenêtres, de déchiffrer au passage un titre de journal, un graffiti incendiaire, de saisir au vol un souffle d’air, une phrase, un geste étrange, un rire pour soi. Je marche dans une ville qui me fut familière. »

    Chantal Thomas le professe : elle adore voyager. Pas forcément loin, assez pour « dévier de la routine », « se décaler par rapport aux horaires ordinaires ». Cette vocation remonte à la lecture de Sur la route de Kerouac, coup de foudre partagé avec son amie Sandra en classe de philo. Après le bac, elles avaient fait leur sac, « direction l’Espagne avec le vague plan de poursuivre en Afrique du Nord » en autostop. Puis ce sera le Pérou, « en camionstop ».

    Leur vol de retour comprenait une escale à New York. Dans un bar, une fille noire au « port de reine » leur avait conseillé d’aller à Staten Island, « une jolie excursion, gratuite, idéale pour une unique visite à New York ». Après la merveilleuse vue de Manhattan, « çà et là scintillante », depuis le ferry pris à la nuit tombante, la peur et la fatigue s’étaient emparées d’elles dans un hôtel miteux sur l’île, avant qu’elles retrouvent sur le bateau du retour la vision fascinante des gratte-ciel.

    En juin 1976, Chantal Thomas était retournée à New York, peu après sa soutenance de thèse sur Sade sous la direction de Roland Barthes. Cynthia, une Américaine qui avait laissé son numéro de téléphone à Sandra, à la voix sympathique, l’avait accueillie dans son appartement– « et c’était mieux que la porte du paradis. » Tout l’enchante, l’hospitalité de l’Américaine enjouée, la vue sur des arbres côté cour, l’accumulation de plantes dans cet appartement étriqué d’un immeuble en briques rouges.

    Avec les clés, Cynthia lui donne aussi les conseils de prudence pour vivre dans ce quartier de Little Ukraine, chaleureux et dangereux. Et les autres clés de la vie new-yorkaise, de jour, de nuit, des week-ends enfiévrés. « Car, en arrivant dans l’East Village et en plongeant dans son atmosphère de parties, je n’avais fait que me fondre dans un mouvement, une sorte de carrousel ou de cirque, pas toujours brillant mais acharné à poursuivre. »

    East Village Blues nous invite dans le bain de jouvence de Chantal Thomas. Elle retrouve ce qui a marqué ses précédents séjours, les endroits liés aux écrivains libertaires, aux poètes, à la Beat Generation et a fait sien leur « unique enjeu » : « garder l’intensité, ne pas perdre la note, la pousser jusqu’au bout des limites du souffle ». Au contraire de Paris, on appose peu de plaques commémoratives dans l’East Village à présent transformé par la gentrification, mais la voyageuse a ses bonnes adresses notées dans un carnet.

    Les « photos de graffitis, prises par Allen S. Weiss entre 2015 et 2017 sur les murs d’immeubles qui allaient être rénovés, ou carrément détruits » (article de Sophie Joubert dans France-Amérique) donnent le tempo dans ce récit des flâneries d’une femme libre, audacieuse, qui ne craignait pas la vie de bohème et ses aléas. On reconnaît Andy Warhol sur la photo de couverture.

    Rencontres, lectures, souvenirs s’y assemblent comme les menus objets dans les Shadow Boxes de Joseph Cornell au MoMA : des collages de petits riens ramenés de brocantes à Manhattan – « des boîtes à la fois minuscules et infinies, riches en merveilles incalculables de ne tenir que par le prisme de l’imagination ». Le New York de Chantal Thomas est à la fois mythique et personnel, libérateur.

  • Ruine fantôme

    Goldman Di su nombre.jpg« Chaque jour est une ruine fantôme. Chaque jour est une ruine du jour qui aurait dû être. Chaque seconde qui passe, tout ce que je fais ou vois ou pense, tout est fait de cendres et de débris calcinés, les ruines de l’avenir. La vie que nous devions avoir ; l’enfant que nous devions avoir, les années que nous devions passer ensemble, c’était comme si cette vie avait déjà eu lieu des millénaires de cela, dans une ville secrète perdue dans la jungle, aujourd’hui en ruine, ensevelie sous la végétation, à la population éteinte, jamais découverte et dont l’histoire n’avait jamais été racontée par personne – une ville perdue au nom oublié que j’étais seul à me rappeler – Soobway. »

    Francisco Goldman, Dire son nom

    En couverture de l'édition espagnole, la photo qui figure à la fin du livre.

  • Dire son nom

    Sur la table de la bibliothèque, un beau titre : Dire son nom. De Francisco Goldman, dont je ne sais rien. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillemette de Saint-Aubin, le livre porte plusieurs citations en quatrième de couverture dont celle-ci : « L’écriture de ce livre est pleine de beauté. […] Et, Dieu soit loué, il en est ainsi, car seule la beauté pouvait sauver une histoire aussi triste. » Signé Richard Ford. Je l’emporte.

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    « Aura est morte le 25 juillet 2007. Je suis revenu au Mexique pour le premier anniversaire parce que je voulais être là où c’est arrivé, sur cette plage de la côte du Pacifique. Maintenant, pour la deuxième fois en un an, je suis retourné à Brooklyn sans elle. 
    Deux mois avant sa mort, le 24 avril, Aura avait eu trente ans. Nous étions mariés depuis deux ans moins trente-six jours. »

    Ces deux premiers paragraphes, factuels, situent immédiatement le sujet. Francisco Goldman, né en 1954, a presque trente ans de plus que sa femme. Il raconte leur trop courte histoire, celle d’un couple passionné de lecture et d’écriture, et surtout il fait peu à peu, à travers son deuil, le portrait d’une femme. (Aura Estrada adorait lire Un Portrait de femme d’Henry James).

    A la page suivante, l’auteur se donne quelques directions : « Aura / Aura et moi / Aura et sa mère / Sa mère et moi / Un triangle amour-haine, ou, je ne sais pas / Mi amor, est-ce que c’est pour de vrai ? / Où sont les axolotls ? » Chaque fois qu’Aura et sa mère se quittaient, celle-ci « esquissait le signe de croix sur elle » et priait la Vierge de Guadalupe de la protéger.

    Peu à peu, les séquences du texte sont plus longues. On apprend que l’axolotl est une espèce de salamandre à l’état larvaire, quasi disparue, qu’on trouvait dans les lacs autour de l’ancienne Mexico. « Aura adorait la nouvelle de Julio Cortázar dont le héros est tellement fasciné par les axolotls du Jardin des Plantes à Paris qu’il se transforme en axolotl. » Quand Aura et lui étaient allés à Paris ensemble pour la première fois, elle tenait absolument à les voir. En apprenant leur transfert dans un laboratoire universitaire, Aura avait fondu en larmes. Puis noté dans son carnet : Où sont les axolotls ?

    Aura avait quitté Mexico où elle vivait avec sa mère depuis l’âge de quatre ans pour faire un doctorat en littérature à Columbia, dotée de plusieurs bourses. Six semaines plus tard, elle s’était installée avec Francisco à Brooklyn. Ils ont vécu ensemble presque quatre ans. Lui est né à Boston en 1954 d’une mère guatémaltèque catholique et d’un père juif américain. (Wikipedia)

    Quand ils allaient ensemble à pied jusqu’au métro, elle lui parlait « de ses cours, des professeurs, des étudiants, ou d’une idée de nouvelle, de roman, ou de sa mère. » Dans leur chambre au plafond très haut de l’appartement de Brooklyn (l’étage de réception d’une « brownstone »), la robe de mariée d’Aura est suspendue à un cintre accroché en haut d’un immense miroir en bois doré. Elle y reste. Leur vie était à New York, mais aussi au Mexique, ils y allaient souvent.

    Au pied du miroir, sur une tablette, des affaires d’Aura composaient à présent un petit autel, « comme un autel mexicain folklorique », où il posait des fleurs, allumait des bougies. Quiéreme mucho, mi amor. Aime-moi beaucoup, mon amour, c’étaient une des dernières choses qu’elle lui avait dites après avoir été sortie de l’eau, s’efforçant de respirer. Cela suffisait-il à le disculper ? Avant de rencontrer Aura, Francisco s’était senti plus seul qu’il ne l’avait jamais été, mais après sa mort, ce fut pire. D’autant plus que sa belle-mère le juge coupable.

    « Ou est-ce que quatre années peuvent tant signifier qu’elles l’emporteront à jamais sur toutes les autres mises ensemble ? » Dire son nom est pris tout entier dans ce va-et-vient entre le temps de leur vie commune, le temps d’après, le temps d’avant – le passé d’Aura et sa vie de famille compliquée mais intense, alors que Francisco a quasi rompu avec la sienne. Entre deux cultures aussi.

    Le récit (non linéaire) rapporte ce qu’il fait, comment ils se sont rencontrés, comment ils vivaient ensemble, avec les meubles, les objets, les vêtements, le « Fauteuil du Voyage d’Aura » (un fauteuil pliant en plastique laissé sur le palier de l’escalier de secours où elle aimait fumer, s’asseoir), le couvre-lit multicolore coûteux qu’elle avait absolument voulu acheter… Et bien sûr, ses carnets, ses écrits, son ordinateur, les mots qu’elle lui disait en espagnol.

    Assombri par la mort accidentelle d’Aura, Dire son nom est un hommage à sa personnalité fantaisiste, lumineuse, même si la nervosité ou l’angoisse la rongeaient parfois. Raphaëlle Rérolle a fait un beau compte rendu de ce Prix Femina Etranger 2011 dans Le Monde (si vous voulez en savoir plus), un récit bâti comme un roman d’amour : « L’amour était nouveau pour  moi, croyez-le ou non. Comment avais-je pu dépasser la quarantaine sans avoir jamais appris ou découvert cela ? »

  • Astrale

    Zweig Le roi Jean par William Blake.jpg« Il est révélateur que de tous les grands personnages anglais, celui qui fascinait le plus Zweig était le roi Jean, un homme instable, entreprenant, qui fut non seulement dessiné par William Blake mais mis en scène par Shakespeare. Zweig était fasciné par Blake qu’il décrivait comme « une de ces natures magiques qui, sans voir clairement leur chemin, sont portées par leurs visions, comme par des ailes d’ange, à travers les espaces vierges de l’imaginaire. » Nous sommes loin des goûts simples des Anglais qu’il vantait, « les chats, le football et le whisky ». Stefan Zweig avait acheté le portrait du roi Jean par Blake au début de sa vie de collectionneur et il le conservait jalousement, comme Freud la petite statuette d’Athéna qu’il avait emportée en exil à Londres. « Entre tous mes livres et tous mes tableaux, ce dessin m’a accompagné plus de trente ans ; que de fois depuis le mur, le regard magiquement éclairé de ce roi fou est tombé sur moi ! De tous les biens que j’ai perdus ou qui sont loin de moi, écrit Zweig, c’est ce dessin que je regrette le plus dans mes pérégrinations. Le génie de l’Angleterre que je m’étais efforcé de saisir dans les rues et les villes, s’était brusquement révélé à moi dans la figure véritablement astrale de Blake. »

    George Prochnik, L’impossible exil. Stefan Zweig et la fin du monde

    William Blake, Le roi Jean (source)